Le zoo, in Mauves en noir, 2008

Le zoo

Ou

Faut les comprendre

Gérard Streiff

Tananarive, 1980

Je reconnais le professeur installé au fond de la salle à manger de
l’Hôtel des deux collines. Le professeur Boiteau. Pierre Boiteau. Grand,
imposant, un large visage, une barbiche fournie, l’air affable,
l’anthropologue offre une belle figure de savant. Je me présente. Des
amis communs lui avaient signalé mon passage. Je devais interviewer une
personnalité malgache. Laquelle se faisait désirer. Je poirotais depuis
plusieurs jours à l’hôtel, attendant un coup de fil qui n’arrivait pas
et hésitant à m’éloigner du téléphone.

Boiteau avait la réputation d’un saint, un saint laïc, généreux,
semblant avoir fait le don de sa vie au tiers monde. Pendant le
déjeuner, j’apprends qu’il avait été le maître d’œuvre ou le grand
conseiller du Zoo de Tananarive, une institution renommé dans tout
l’Océan Indien. Il serait heureux, dit-il, de me le faire visiter. Je ne
pouvais pas rêver meilleur guide.

Il me donna rendez-vous en fin d’après midi devant l’entrée principale.
Il faisait encore très lourd ; je n’avais aucune expérience des chaleurs
de ces latitudes, je n’étais pas du tout habillé comme il fallait. Le
ciel était bleu-gris, le paysage ocre. On remonta l’allée centrale, j’ai
le souvenir qu’elle était pentue. De part et d’autre, de larges espaces,
d’un are, entourés de fossés, délimitaient les emplacement de cages et
de volières. Boiteau me parla ici des zébus, « symbole de richesse »,
plus loin des caméléons, ces « petits dragons » ; puis des lémuriens
dont le célèbre « Aye-aye, daubentonia madagascariensis », une vraie
curiosité avec ses oreilles de chauve-souris, ses soies de sanglier, ses
mains de singe et sa queue de renard. Il y avait des cages pour des
oiseaux de toutes les couleurs, des taotaonkafa ou cuculus rochii, des
vangamena ou schetba rufa, des fitatrala ou copsychus albospeculari, des
katakatra ou pterocles personatus, des hitsikitsika ou falco newtoni.
Autant de noms incroyables qui semblaient sortis d’un inventaire dadaïste.

Boiteau le savant était intarissable. Il avait l’air d’avoir connu
personnellement toutes ces créatures dont il parlait si bien. Le
problème est que les espaces entre lesquelles on déambulait tous les
deux étaient vides ! Complètement vides. Le néant. Les animaux du
paradis n’étaient plus là, ils s’étaient fait la malle. Traînaient ici
ou là quelques chats éthiques, des chiens errants. Un petit courant
d’air chahutait un buisson sec qui rebondissait d’espace en espace. Le
zoo était totalement, désespérément désert.

« Il faut les comprendre », disait le professeur.

Le pays venait connaître une période de graves pénuries, de disettes et
d’embargos ; il n’avait plus les moyens d’entretenir l’établissement. Le
lieu avait été laissé à l’abandon, les animaux étaient livrés à eux
mêmes, certains avaient été vendus à de riches étrangers, d’autres
capturés, probablement dépecés, mangés. Je crois me souvenir que toute
la charpente, qui avait pu servir aux maisonnettes, aux cages, tout le
bois avait également disparu. Débité, brûlé. Les infrastructures avaient
disparu et devaient connaître une nouvelle vie, recyclée. On traversait
une colline rouge et dévastée. Fitatrala, lémurieux et autres dragons
n’étaient plus qu’un vague souvenir. Le sourire triste, la voix ferme,
le professeur rappelait qu’à Paris, le Jardin des Plantes, du temps de
la Commune, avait connu le même sort. Il me répétait : « Faut les
comprendre… »



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